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Edward Cucuel (1875-1954) − Am Meeresstrand
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Grace Keiko
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[La robe qui tombe jusqu’aux chevilles, bleu outremer à pois blancs.]
Parce qu’elle est plus vieille que moi de quinze ou vingt ans, qu’elle fut cousue pour évoquer le mirage — ces fameuses robes des années 1970 qui ne se portaient pas tant pour se vêtir que pour s’embrumer — elle fait partie des plus indiquées pour cette période de l’année bornée entre les deux premières décades de juin ; je dirais juste assez pour voir éclore et faner le jasmin. C’est celle-ci qui accompagne les premières chaleurs ; et tant devient impalpable le glissement entre première chaleur et canicule que mieux vaut tenter de vivre le premier été avec toute la fougue qu’il suppose, un appétit croissant pour les brises tièdes et les couchants tardifs.
Comme pour beaucoup d’autres choses, il existe plusieurs points depuis lesquels observer les saisons : le point stellaire, le point météorologique, le point symbolique — ce dernier, contrairement à ce que l’on croit parfois au sujet des symboles, ne se fonde pas tant sur la superstition que sur le rythme bien éprouvé des corps au labeur, la vie agricole et donc nourricière. Et celle que nous sommes en train de vivre, cette saison du jasmin, n’a-t-elle pas quelque chose de magique ? Les années passant, chaque mois de juin me transporte par la promesse d’un désastre annoncé, le plein règne du soleil au seuil de son abîme — c’est l’amorce des nuits que je préfère, ces nuits brèves d’insomniaques, ces abysses clouées d’étoiles où le rêve enfin préfère le délire à tout le reste. Il n’est plus d’ombre possible, croit-on, et l’on combat un mensonge par un autre, l’omniprésence de la lumière par les cris de la fée.
Le vêtement aussi s’offre à travers des angles différents : l’obligation de la vêture, son aspect pratique (ou non), le tout teinté de symboles sociaux et personnels — de plus en plus personnels que sociaux. Le rapport au vêtement aura rarement été aussi complexe qu’aujourd’hui, à présent que la majeure partie des codes vestimentaires ont disparu pour ne laisser place qu’aux affaires de pudeur et de goût de chacun ; ainsi des sempiternelles considérations sur la longueur des jupes, ainsi de cette robe qui tombe jusqu’aux chevilles, bleu outremer à pois blancs, dont la présence contre ma peau sembla par elle seule justifier qu’un jour un homme traversât l’intégralité du quai du métro pour venir me dire « vraiment mademoiselle, vous représentez absolument tout ce que je déteste ».
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Tawara Machi, in l’Anniversaire de la salade (« Matin d’août »)
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[La robe de lin noir, qui tombe jusqu’aux pieds et dénude le dos.]
Le mois de juin se présente aux sens comme un jeu de dupes — le vêtement aussi. Juin est un mirage, le vêtement aussi. Peu d’autres périodes dans l’année nous offrent une telle sensation lumineuse d’éternité. Alors que les jours s’étirent en interminables étendues vierges de nuages, les villes à leur tour prennent des teintes vertes et bleues. Nombreux sont les artistes et les penseurs contemporains, entre poètes maudits et nihilistes, qui détestent cette parenthèse féérique. Détestation de l’idée que la nature oserait se réjouir alors que l’homme crève, haine du miroir déformant qu’offre un rosier éclatant quand nos pensées inquiètes confinent au morbide. Un soir j’ai assis la beauté sur mes genoux, et je l’ai trouvée amère, et je l’ai injuriée. On se refuse à l’été, entre autres, pour se refuser à l’obligation de se réjouir, alors que tout semble au point de rupture.
Pourtant ce tournant pris dans la représentation de l’été est très moderne. Chômer l’été était inconcevable dans un pays agricole. Cette
douceur de vivre des premiers beaux jours n’est rendue possible que par un monde qui a pu nous faire oublier comment ce que nous mangeons s’est retrouvé dans notre assiette. Sans doute est-ce aussi pourquoi se déclarer contre l’été, c’est aussi souvent se déclarer contre une certaine forme de superficialité, refuser de regarder ailleurs — la condition humaine ne prend pas de vacances, elle. De fait, la majeure partie des odes pastorales nous viennent de personnes qui fréquentaient la terre, mais sans jamais la pratiquer. Ainsi, ce mot que l’on m’a rapporté d’une aïeule de ma belle-famille, après qu’elle se fut fait montrer une photo de coquelicots : « Pour qu’on puisse trouver ça beau, c’est bien qu’on n’a jamais eu à sarcler un champ. » Pour autant, je doute que ces artistes et penseurs contemporains entre poètes maudits et nihilistes dont il fut question plus haut aient eux aussi déjà mis la main à la terre. Sans doute parce qu’une fois réduit à sa seule dimension esthétique, le rapport à la nature n’est plus qu’une idée, une posture intellectuelle parmi d’autres.
Plus jeune, j’aurais plutôt eu tendance à me ranger du côté des cyniques, moi qui ne portais que du noir pour faire le deuil de ce monde (sic), à ceci près que cette posture devient difficilement tenable lorsque soudain, en renonçant au monde, on se retrouve avec le pied sur terre.
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Le mois de juin dans les Très Riches Heures du duc de Berry
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Tristan Tzara
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[La robe en vichy jaune, trop courte et qui a perdu un bouton.]
Ce qui me fascine toujours, dans ce rapport purement idéel que nous autres urbains semblons entretenons avec la terre, c’est à quel point rien n’est jamais simple. Il y a peu, non loin de chez moi, s’est tenue une sorte de performance autour de la qualité des sols, pour éveiller aux problèmes de pollution et de sécheresse ; c’est très bien de permettre aux artistes de travailler, mais je ne suis pas convaincue qu’à la fin de la performance les spectateurs ont commenté autre chose que la performance en elle-même, au détriment de la qualité des sols dont il était pourtant question. J’imagine que c’est à cela que s’apparentent nos odes pastorales contemporaines. Et quand certains membres de ma belle-famille chambrent Paris à travers moi, difficile de faire autre chose que sourire stoïquement en attendant que ça passe. Après, on m’expliquera patiemment pourquoi cette année on a choisi de planter du petit épeautre plutôt que du maïs — trop gourmand en eau. « Tu vois, tout le monde confond météo et climat. S’il y avait plus de paysans, on dirait beaucoup moins d’âneries. » Deux mondes se croisent.
Il m’a toujours semblé beaucoup plus facile de mettre en mots les rapports humains que le rapport à la nature. Mon éducation ne m’a guère appris à y voir autre chose qu’un moyen de délassement, une sorte de monde parallèle au service des loisirs d’une certaine portion de l’humanité. Je n’en suis heureusement plus là, mais je reste néanmoins un produit de la ville, et de la grande ville : le fantasme de ce que l’ailleurs représente n’est jamais très loin. Car c’est notre plus grand travers sans doute, en ville, que de croire que la nature est ailleurs — dans les espaces vierges de toute présence humaine. Sans doute est-ce pour cela qu’à côté de chez moi interroger sur la qualité des sols devait nécessairement être médiatisé par le prisme de la performance, des lectures poétiques, pour offrir à la nature ce souffle, cette portée spirituelle qui seule la rend intelligible à la civilisation. À mon sens, cette posture est aussi négative que celles plus nihilistes, sous couvert de bonne volonté : elle continue de placer l’être humain au-dessus, à la rigueur sur le côté, et jamais en-dedans. Rien de mieux pour se condamner à rester loin d’elle, car si la condition humaine ne prend pas de vacances, elle n’a pas non plus besoin de s’abstraire de ce qui peut, ne serait-ce que par intermittence, en soulager le poids. Ce serait renier les plaisirs :
de l’ombre et du parfum du grand tilleul, assise sur un banc, à boire du café ;
de la traversée de la Seine et ses bourrasques ondoyant contre les jambes, sur ce pont chargé de mille soleils rutilants aux vitres du tram ; une main contre la rambarde du pont, pour contrer le léger vertige, et l’autre qui tient la poche remplie d’abricots ;
des roses trémières qui semblent soutenir de vieux murs fissurés,
et donc du jour de dix heures du soir, où l’esprit s’échappe, inévitablement, du côté de la nuit sur le point de tomber, la nuit qui s’apprête, dans le jour triomphant, à réclamer de minute de minute le tribut qui lui revient dans le tissu des heures…
Tout ceci dans ces robes d’été trop légères pour être prises au sérieux, et ce n’est pas grave, car l’on n’est jamais dupe de rien, sous l’aveuglant miroir de juin.
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Charles Baudelaire
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Robe de la reine Titania (le Songe d’une nuit d’été) réalisée par Gabriella Pescucci en 1998. |
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